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Le marketing du choix des navigateurs

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Je viens de lire l'article de Tristan Nitot sur le futur écran de choix des navigateurs qui sera prochainement accessible aux utilisateurs de Windows. Ce qui a particulièrement attiré mon attention, c'est la capture d'écran qui est affichée et qui présente les différentes accroches marketing que chaque constructeur va utiliser pour mettre en avant son navigateur. Elles sont particulièrement représentatives et je vous propose d'en faire une petite analyse rapide.

Les accroches qui seront présentées sur cet écran sont particulièrement importantes. En effet, ce sont elles qui vont principalement influer sur le choix de l'utilisateur. D'une part, elles doivent être raccord avec l'ensemble des communications du constructeur sur son produit afin que l'utilisateur qui a déjà eu connaissance d'un ou plusieurs navigateurs retrouve ses marques. D'autre part, elles doivent mettre en avant le ou les avantages concurrentiels clés de chaque navigateur pour les utilisateurs qui n'en ont jamais entendu parlé. L'objectif affiché étant de convaincre l'utilisateur de faire le choix de son navigateur en l'espace de quelques secondes !

Mozilla Firefox

Avec Firefox, surfez sur Internet en toute sécurité. Firefox est gratuit, profitez librement et pleinement du Web avec lui !

Les qualités mises en avant sont la sécurité, la gratuité et la liberté. La sécurité a toujours été un argument de vente majeur de Firefox auprès du grand public et c'est un argument qui porte. Néanmoins, c'est un argument à double tranchant qui peut se retourner contre Mozilla en cas de faille "zero day" ou d'un exploit visant particulièrement Firefox. La gratuité est elle aussi un argument fort, mais qui pose question. En effet, tous les navigateurs présentés sont gratuits (même si on peut discuter du sujet en ce qui concerne IE, du point de vue de l'utilisateur lambda, il est lui aussi gratuit), il ne s'agit donc pas d'un argument différenciant mais uniquement d'un argument opportuniste. Enfin, Mozilla met en avant les notions de liberté. C'est un argument éthique important, mais difficilement lisible hors contexte. En effet, dans quelle mesure les utilisateurs qui n'ont pas déjà fait le choix de Firefox se sentent-ils bridés ou restreints dans leur utilisation d'Internet en général et du Web en particulier ?

Sur la forme, l'accroche est rédigée en deux phrases qui reprennent deux fois le nom du produit. Cela peut s'interpréter comme une volonté de mettre en avant le produit, mais peut avoir un petit côté rabâchage et inutilement insistant. La première phrase est affirmative, soulignant particulièrement la sureté du produit et en faisant l'argument clé. La deuxième phrase est exclamative, ce qui lui donne un petit côté "cadeau bonus" et affadit légèrement les arguments mis en avant. Si cela se comprend pour la gratuité qui est un faux argument, c'est dommage pour la liberté qui est au centre de l'éthique de Mozilla. Sur ce dernier point, l'utilisation du qualificatif "pleinement" tente de redresser la barre pour redonner du poids à l'argument libertaire mais en prenant le risque de rendre le message plus compliqué à comprendre.

Ma conclusion : Même si les promesses client sont fortes, le message reste globalement flou et difficile à comprendre si l'on ne dispose pas du discours marketing complet à propos de Firefox. Malgré une volonté de toucher le grand public, cette accroche reste encore trop ciblée sur la périphérie de la communauté des utilisateurs de Firefox (certes importante) et ne portera véritablement que pour des personnes qui ont déjà entendu parlé du produit. Si la fondation Mozilla prévoit une grosse campagne de communication lors de l'arrivée de cet écran de choix, ça marchera. Sinon, l'efficacité du dispositif sera toute relative et ne devrait pas faire changer radicalement la part de marché de Firefox.

Google Chrome

Google Chrome. Un navigateur rapide, conçu pour tous.

Les qualités mises en avant sont la rapidité et l'universalité. La rapidité est effectivement l'argument majeur de vente de Chrome depuis son lancement. Au vu de la course aux performances que se livre les différents constructeurs, on peut légitimement se poser la question de savoir jusqu'à quand cet argument restera véritablement différenciant. Concernant l'universalité, il s'agit globalement d'un argument passe-partout sans réelle valeur ajoutée vis-à-vis du produit lui même mais qui s'adresse directement à l'utilisateur novice : "si c'est fait pour tous, alors moi aussi je devrais être capable de m'en servir". Néanmoins, au vu de la disruptivité de son interface, cet argument peut être discutable. Cela pourrait créer une certaine insatisfaction chez des utilisateurs habitués à IE et qui risquent d'avoir du mal à retrouver leurs habitudes.

Sur la forme le nom du produit est une phrase à lui seul (c'est une phrase nominale ;) ), ce qui lui donne une force particulière. Il est là comme une évidence, il se suffit à lui même. Cette phrase sans verbe exclut toute notion de choix. Rapporté à la notion d'universalité qui conclut la deuxième phrase, le dispositif rédactionnel est un redoutable piège sémantique : Une évidence universelle induit le choix par sa seule force.

Ma conclusion : Les responsables marketing de Google ont su mettre en place une accroche extrêmement efficace qui annihile quasiment toute possibilité de choix. Néanmoins, l'évidence que représente Chrome se heurte à une certaine vacuité des arguments différenciant. Seul la rapidité est mise en avant. Ainsi, pour les personnes qui cherchent un navigateur rapide, l'efficacité de cette accroche sera à son paroxysme. Pour les autres utilisateurs, il faudra que les campagnes de promotions de Chrome aient réussi à porter pour que l'efficacité marketing du dispositif perdure au moment du choix. Attention également à la sur-agressivité lapidaire du positionnement marketing qui peut être contre productive au moment ou Google est chahuté sur sa supposé hégémonie sur Internet.

Apple Safari

Safari pour Windows d'Apple, le navigateur le plus novateur au monde.

La qualité mise en avant est l'innovation. On retrouve là un des arguments de vente traditionnel d'Apple qui cherche à se positionner sur de l'avant-gardisme haut de gamme. Étonnamment, c'est la seule qualité qui est vanté alors qu'Apple dispose d'autres arguments dans son discours marketing traditionnel comme la simplicité ou la convivialité.

Sur la forme, Apple tente d'être incisif en résumant en une phrase son accroche. Néanmoins, cette accroche se divise en deux parties. Une première partie qui est là pour affirmer la logique de la présence d'un produit Apple dans un environnement Windows et une deuxième partie qui, elle, s'axe clairement sur le produit et sa valeur ajoutée.

Ma conclusion : Apple se livre ici à un exercice de style difficile dans lequel il s'empêtre. D'une part, Apple est tellement lié au monde Mac qu'il se sent contraint de devoir justifier sa présence sur Windows en insistant assez lourdement et maladroitement sur le fait qu'il s'agit de Safari pour Windows réalisé par Apple. D'autre part, en perdant du temps avec cette explication, il est alors contraint à ne mettre en avant qu'un seul élément différenciant pour le produit faute de place. A bien des égards, un certain élitisme ("le plus [...] au monde") typique d'Apple transpire ici pour essayer de raccrocher son produit à la communauté des fans d'Apple... ce qui est toujours étonnant lorsqu'on s'adresse à des utilisateurs de Windows.

Microsoft Internet Explorer

Internet Explorer, conçu spécialement pour vous par Microsoft, est le navigateur le plus utilisé au monde.

Aucune qualité particulière n'est mise en avant ! En effet, Microsoft a décidé de miser sur deux cartes qui ne sont pas spécifiquement liées au produit lui-même : D'un coté la proximité avec l'utilisateur ("spécialement pour vous") et d'un autre coté l'adoption constatée du Navigateur ("le plus utilisé au monde")

Cette approche est une vaste fumisterie mais qui marche. En effet, il s'agit d'un adroit mélange de proximité avec l'utilisateur, de poids de la marque et d'éléments factuels lourds de sous-entendu : Si IE est le plus utilisé au monde c'est sans doute que c'est un excellent navigateur... après tout, il a été conçu spécialement pour vous. Alors franchement, pourquoi en changer ?

Microsoft réussit ici un tour de force digne des plus grands experts en marketing : vous vendre un produit en mettant cote à cote deux concepts radicalement opposés (l'individualisation du "pour vous" et l'adoption de masse du "le plus utilisé") qui entrent en résonance. Rien n'est dit sur une quelconque qualité du navigateur qu'il propose et pourtant, ça marche. Du strict point de vue des mécanismes de communication mis en jeu, il s'agit indubitablement de la meilleure accroche parmi les cinq qui sont vues ici.

Grosso modo, Apple et Microsoft se sont appuyés sur les mêmes mécanismes, mais ça ne pouvait marcher qu'avec Microsoft car ce type d'approche ne fonctionnera que parce que l'utilisateur adhère déjà aux produits de Microsoft (après tout, il utilise déjà Windows). A la différence des autres constructeurs, Microsoft est dans une logique de défense, cherchant à convaincre des utilisateurs déjà rompus à l'usage d'Internet Explorer de rester dans son giron.

Opera Browser

Le navigateur Web puissant et convivial. Essayez le seul navigateur doté de la technologie Turbo et boostez votre connexion Internet.

Les qualités mises en avant sont la puissance, la convivialité et la vitesse.

Sur la forme, Opera décompose son accroche en deux phrases. La première est générique et présente un argument différenciant fort : l'alliance de la puissance et de la convivialité. Le deuxième phrase, plus "commerciale", présente un sous-produit spécifique à Opera : la technologie Turbo. De manière assez troublante, Opera est le seul constructeur à ne pas mentionner le nom de son produit dans son accroche.

Ma conclusion : Cette accroche est sans doute la plus complexe à décrypter. En effet, d'un côté, elle se veut fortement différenciante avec des qualités fortes clairement mises en avant. D'un autre côté, la promotion d'une technologie spécifique ayant une influence sur la "connexion Internet" est difficile à comprendre. En effet, ce dernier point repositionne Opera vers les utilisateurs de connexion plus ou moins lentes. Quand on voit le taux de pénétration de l'ADSL en France, on peut se poser la question d'un tel positionnement sur les environnements de bureau. Ce positionnement prenant la part la plus importante du message, le bénéfice des deux premières qualités est fortement affadit et n'est plus convaincant. En outre, il est surprenant de voir le discours de prudence d'Opera ici qui encourage à essayer au lieu de convaincre à une adoption inconditionnelle. Cela aussi tend à faire baisser la force de l'accroche. Enfin, le fait de ne pas mentionner le nom de son navigateur est risqué. Certes, cela peut se comprendre dans la mesure où Opera n'a pas une marque forte ou un nom de produit emblématique à mettre en avant, mais dans ce contexte cela peut être gênant, l'utilisateur pouvant être amené à se demander de quoi on lui parle. Or, dans un contexte de prise de décision rapide (quelques secondes tout au plus) la moindre question superflue peut amener l'utilisateur à se rabattre sur un autre produit.

Et finalement, cela nous donne... ?

Chacune de ces accroches reflète assez bien les positions connues des différents constructeurs :

  • Microsoft défend ses positions ;
  • Google est extrêmement agressif et cherche à se positionner sur un marché de masse ;
  • Mozilla se positionne sur un mélange de préoccupations quotidiennes allié à des questions éthiques ;
  • Apple et Opera se positionnent sur leurs marchés de niche traditionnels sans vraiment chercher à élargir ceux-ci.

A bien des égards, on sent le professionnalisme des équipes marketing de Microsoft et Google qui savent parfaitement user des ficelles de la communication pour se positionner efficacement. Mozilla joue les challengers mais on sent encore le manque de maturité de la fondation sur les questions de marketing traditionnel. Enfin, Apple et Opera ne sont ici que pour "occuper le terrain" et ne semblent pas chercher une vraie confrontation sur le terrain des navigateurs de bureau, tous les deux se concentrant sur le marché du mobile.

En dernière analyse, mon pronostic est que c'est Chrome qui devrait le mieux s'en sortir ici.

Et vous, qu'est-ce que vous en pensez ?